Les limbes du désespoir [PV Andrew]

Elena n'avait pas supporté l'hôpital bien longtemps. A vrai dire, ils ne pouvaient rien faire pour elle. Ils avaient fait leur travail, avaient soigné ses ecchymoses et ses problèmes respiratoires suite à l'inhalation de fumée. Ce n'était pas vraiment ça d'ailleurs qui l'avaient fait perdre connaissance. Ils m'avaient tous dit "c'est l'émotion"... ils ne pouvaient rien faire pour elle. Lena avait bien eu un suivi psychologique pendant quelques jours. Mais elle était une bonne actrice. Elle voulait sortir de cet endroit blanchâtre, et maladif en lui-même. Elle faisait toujours bonne figure devant sa mère. Cette dernière la connaissait mieux que quiconque, mais pour la première fois la jeune fille avait réussi à la berner. A lui dire que tout allait bien et à le montrer. Elle a réussi à faire sortir Lena d'ici, même si les médecins étaient sceptiques quant à son "état psychologique". Foutaises, jamais elle ne commettrai l'irréparable. Question de respect pour celle qui lui avait sauvé la vie. Elle avait souvent pensé à elle depuis l'incendie. Oui, maintenant qu'elle arrivait à remettre ses souvenirs en place, elle savait que c'était une fille. Une brune, qu'elle ne connaissais pas. Elle l'avait déjà vu, mi-hautaine mi-renfermée. En fait elle avait eu beaucoup de mal à la cerner. Elle n'avait jamais essayé non plus. Lena ne l'avait jamais remercié, simplement car elle ne l'avait pas encore revu. Dans un sens ça l'arrangeait. Elle n'aimait pas être fausse et détestait l'hypocrisie. Elle ne pouvait pas dire qu'elle était heureuse que l'inconnue lui aies permi de vivre. Elle avait l'impression que sa vie ne valait plus rien. Elle n'était rien, sans Nirvana. Elle n'avait pas envie de rompre avec la vie. Mais elle n'y était pas non plus accrochée... Elle voguait sur terre comme une âme en peine, sans but ni aspiration. Elle n'était plus qu'un zombie, pâle comme un linge et sombre comme la nuit. Elle maigrissait à vue d'oeil, sa mère commençait à s'inquiéter. Noël approchait... Elena n'arrivait plus à lui mentir. Sa génitrice voulait faire quelque chose pour sa fille, mais était désemparée face à son désespoir. Lena continuait d'aller au ranch, là où elle s'était sentie chez elle. Mais elle ne ressentait plus rien ici. Elle évitait soigneusement les écuries en cours de reconstruction. Elle ne voulait plus voir ça... elle ne parlait à personne. Elle ne savait pas trop si elle en voulait au directeur ou non. Elle ne se posait pas encore la question... la douleur était trop vive. Elle avait perdu une partie d'elle-même, une partie qu'elle avait construit et qui l'avait suivi durant toute son enfance. Elle n'avait plus rien, à part un don qu'elle n'essayait même plus de maîtriser. L'eau faisait n'importe quoi depuis son désarroi. Elle s'arrosait toute seule sans même s'en rendre compte. Cela lui importait peu. L'essentiel était que les médecins à l'hôpital ne s'étaient rendu compte de rien.


Ce jour là, elle arpentait le centre de Laramie. Elle marchait sans volonté, cherchant une parcelle de vie alors qu'elle ne la laisserait même pas la pénétrer. Elle entra dans un bar, le Poison Inoffensif, machinalement, sans même penser à ce qu'elle faisait. Elle s'assit au comptoir et demanda un cyanure. Elle présenta sa carte d'identité, seize ans, elle avait le droit de consommer. Puis un arsenic. Elle adorait les boissons d'ici. Après cinq boisson, le serveur fit une tête bizarre. Elle ne s'en rendit pas vraiment compte, elle sentait son esprit se libérer peu à peu de sa souffrance sous l'effet de l'alcool, elle ne demandait rien de plus. Elle s'attendait encore moins à ce qu'un serveur lui adresse la parole.

Elena ne fut pas surprise, elle ne réagit même pas lorsqu'un serveur l'aborda comme s'il la connaissait. Elle ne chercha même pas à savoir si oui ou non elle l'avait déjà vu quelque part. Son esprit était trop embrumé comme ça, et de toute façon ce n'était pas désagréable de se libérer ainsi. Le jeune homme lui donna une corbeille remplit de pain et de gâteau. Après un vague coup d'oeil à l'intérieur, elle n'y toucha même pas du petit doigt. Son regard était vide et balayait la pièce sans rien voir. Mais au moins elle se sentait mieux, l'horrible sentiment de solitude se faisait moindre. Elle ne sentait plus grand chose d'ailleurs. Elle était devenue une loque vivante, et elle aimait ça. En tout cas même si elle avait un mal de crâne épouvantable, ce qui ne lui arrivait absolument jamais d'habitude, elle se sentait plus vivante que jamais, même si elle n'avait plus les yeux en face des trous. Elle haussa tout de même les sourcils lorsqu'un barman s'assit à côté d'elle derrière le comptoir, et se mit à la dévisager. Elle ne se demanda même pas si c'était le même que tout à l'heure, ou pourquoi il la regardait ainsi. Elle n'en avait rien à faire, plus rien n'avait d'importance pour elle. Finalement il se présenta, comme Andrew un cavalier du ranch... ah, contente de le savoir, mais elle ne le connaissait pas. Elle le regarda tout de même de ses yeux vides, en l'écoutant. Finalement, elle eut un bref rire jaune, sans joie, amer.


" - Parler ? Qu'est-ce que tu veux que je te dise... Si tu veux plus me servir d'alcool tant pis, je vais voir ailleurs. "


Sa voix était légèrement railleuse. Pourtant, elle avait toujours les idées en place. Elle avait toujours ses horribles souvenirs en tête et la douleur, bien que diminuée, était encore présente. Tout ce qu'elle voulait c'était ne plus rien sentir du tout, quitte à se noyer et à jamais refaire surface. Elle voulait continuer le processus, elle n'était pas encore allée assez loin... elle avait encore mal, trop mal. Elle voulait s'abandonner à des facilités stupides pour oublier tout le reste. La morale, la sobriété et la sagesse n'évoquaient plus rien pour elle. Elle n'avait plus de valeur, elle voulait juste se soulager d'une manière ou d'une autre. Elle se leva de son tabouret surélevé et, vacillante, tomba finalement. Ce tabouret était décidément bien haut. De toute façon elle n'avait pas envie d'aller ailleurs. Elle n'avait plus envie de marcher, de se battre pour remonter la pente. Elle était lâche, certainement, mais pourquoi se donnerait-elle tant de peine ? Elle pensa à sa mère. Elle pourrait le faire pour elle, rien que pour elle. Mais elle n'en avait pas la force. Et puis elle avait toujours été un brin égoïste, non ? C'était sa meilleure excuse. Elle se dégoûtait elle-même, mais au point où elle en était rendue, quelle importance ? Elle aurait voulu continuer de boire ailleurs, dans un bar où personne ne la verrait, ni ne lui poserait de question stupide. Mais elle n'avait plus la force. Finalement, toujours à terre, elle se pelotonna au pied du comptoir, s'asseillant ici en position foetale. Elle aurait voulu qu'on la laisse tranquille. Elle détestait être seule mais en cet instant elle aurait bien voulu. En fait elle voulait que personne ne la voie ni ne lui parle. Elle avait honte, sans doute, de se montrer ainsi à la face du monde. Elle repensa à Andrew, heureusement qu'il n'allait pas lui faire la morale, il n'avait pas intérêt d'ailleurs. Elle savait qu'il ne voulait que l'aider, mais elle n'avait rien à lui dire. Elle reniait admirablement la voix dans sa tête, cet instinct de survie qui lui disait de ne pas repousser la main tendue qui vient aider...

" Et bhé vas-y je suis pas en droit de te retenir contre ta volonté ni de t’empêcher de boire je voudrais juste t’aider. "


Elena se mordit les lèvres. Elle commençait à s'en vouloir de traiter Andrew ainsi. Tant de gens étaient bons avec elle, ils ne méritaient pas le traitement qu'elle leur réservait... pourtant elle avait toujours été manipulatrice. Plus ou moins, pour des choses anodines et pas avec n'importe qui. Mais elle ne supportait pas que les autres fassent autre chose que ce qu'elle voulait, lorsque ça la concernait. Ce n'était pourtant pas compliqué de la laisser tranquille et de l'oublier. Elle ne demandait pas la lune non ? Elle ne comprenait pas. Pourquoi certaines personnes s'entêtaient... sa mère, elle le comprenait. Elle l'avait mis au monde et ne voulait que son bien. Mais Andrew... un pur inconnu... il aurait très bien pu faire comme si de rien était. Ca aurait été plus facile pour lui. Pour elle. Pour tout le monde en fait. Elle ne pouvait se résoudre à le renvoyer sur les roses comme tous les autres. Lui aussi avait sûrement connu l'incendie, comme beaucoup de cavaliers du ranch. Elle l'écouta parler. Son coeur se serra à l'évocation de Galabriel. Elle l'aimait bien, sa compagnie, il était apaisant, rassurant. Lui aussi elle ne le reverrai jamais ? Lui aussi elle l'avait perdu ? Elle avait aussi entendu parler du départ d'Itaq. Elle ne le connaissait pas intimement mais le palefrenier avait toujours fait partie de la vie du ranch, c'était un homme de confiance, elle savait que Nirvana était en sécurité avec lui. Ils seraient partis en même temps, tous les deux... La gorge d'Elena se serra. Son mal de tête épouvantable n'avait plus aucune importance. En tout cas, le discours d'Andrew lui déchira le coeur. Elle imaginait parfaitement ce qu'il ressentait. Le soupire du jeune homme, sa déchéance à lui aussi, sa déception. Finalement, Lena s'approcha du canapé et s'y assit à côté du barman, toujours vacillante mais mue d'une énergie nouvelle. Pas encore la force de se battre, mais au moins celle de faire face à la réalité. En partie...


" - Je suis désolée pour Galabriel. Je l'aimais bien tu sais, c'est quelqu'un de bien. Mais... tu ne peux pas me dire que tu n'as pas envie d'oublier. C'est ce qu'on essaie tous de faire. Pour ça l'alcool, ça aide, beaucoup. Je ne vois pas en quoi ça pourrait me faire plus de mal. "


La jeune fille tenta un regard vers le serveur, des yeux plus vifs et humides. Elle voulait qu'on la comprenne, qu'on ne la prenne pas pour une alcoolique dépravée. Elle ne l'était pas, au fond d'elle-même elle le savait. Elle était consciente que c'était l'image qu'elle renvoyait aux autres, mais... elle ne le supportait pas. Elle voulait être traitée comme une humaine, pas comme un être repoussant. Elle se doutait bien que son espoir était voué à l'échec. En y réfléchissant, tout était voué à l'échec ces temps-ci. Elle ne comprenait pas comment les magasins de la rue pouvaient mettre en place les guirlandes de Noël comme tous les ans. Elle n'imaginait pas comment les gens pouvaient continuer de vivre après ce qui s'était passé. La vie et la joie de Noël étaient trop présentes, trop douloureuses lorsqu'on ne les partageait pas. Elle se sentait de trop dans ce monde remplit de bonheur. Elle aurait voulu qu'Andrew, rien que lui, la comprenne. Elle savait que Galabriel l'aurait fait, lui. Il l'avait toujours compris sans qu'elle aie besoin de parler. Ce don qui faisait partie de lui, c'était une bénédiction pour elle. Pourtant, elle avait toujours su que ça le faisait souffrir, lui. Il lui en avait parlé. C'était difficile à gérer, à supporter. Elle comprenait pourquoi il était parti. Mais elle savait qu'il allait lui manquer... lui aussi... elle se sentait tellement seule.

Elena écouta Andrew vider son coeur, elle voyait très bien ce qu'il voulait dire. Ca lui arrivait souvent à elle aussi, à l'école, de se plonger la tête la première dans le travail si bien qu'elle ne pensait plus à rien d'autre. Ca lui faisait du bien... mais alors dès qu'elle en avait terminé la douleur revenait plus vive encore. C'était la même chose lorsqu'elle voyait des amis peu fréquentables qui proposaient les moyens les plus illicites pour oublier ce qu'elle vivait. Elle n'avait accepté qu'une seule fois et ça lui avait fait un bien fou. Pourtant, la chute avait été tellement brutale qu'elle s'était promise de ne plus jamais tomber dans le panneau. Elle ne voulait pas prendre ce chemin là. Elle se sentait suffoquer, oppressée, il n'y avait pas d'issue. Le temps passait et elle ne voyait jamais le bout du tunnel... Dans un souffle, elle répondit à Andrew en murmurant. Son expression était désespérée, elle voulait juste trouver une solution, une fin enviable...


" - Je ne tomberai pas dans l'alcoolisme, tu ne me connais pas, je ne suis pas comme ça... je voudrais juste essayer... qu'une seule fois... si comme tu le dis ça me fait plus de mal que de bien je saurais arrêter. "


Elle regarda le jeune homme dans les yeux, il ne la comprenait toujours pas. Personne n'avait jamais compris qu'à présent, elle avait besoin d'expérimenter des choses dangereuses, de tomber et de se relever seule. Elle avait besoin d'apprendre par elle-même, quitte à faire des erreurs, plutôt que d'éviter tous les problèmes en vivant sous tutelle. Elle voulait de la liberté, et elle en assumerait les conséquences, même douloureuses. Elle en était rendue à un point où elle n'avait plus peur de rien, il fallait qu'elle prenne des risques pour se rendre compte de ce qui était bien et de ce qui ne l'était pas, pour avancer elle-même et dans son for intérieur. Elle n'avait que seize ans, il y avait encore beaucoup à faire dans sa personnalité, et elle voulait se construire seule sans l'aide de personne, à coup d'erreurs sûrement, mais ce serait tomber pour mieux se relever. Elle avait l'impression que jamais elle pourrait aller mieux sans apprendre à marcher seule. Personne n'avait jamais compris ça. Certes elle ferait des choses stupides dans son apprentissage. Mais la naïveté l'avait bercée trop longtemps, elle avait besoin d'un traitement de choc. Quitte à se prendre des coups à la figure. A un moment donné c'est comme ça qu'on avance...


Andrew la prit dans ses bras. La chaleur de son corps serré contre le sien était rassurante, sécurisante. Cette simple sensation fit déferler en la jeune fille toutes les émotions qu'elle avait encaissé trop longtemps. Son esprit lui faisait mal, tout se bousculait, elle ne pouvait plus rien retenir ni maîtriser. Des larmes s'écoulèrent sans son accord, abondantes et silencieuses. Son âme était dispersée aux quatre coins de son corps, plus rien n'était rangé à sa place. Tout devenait compliqué, sans aucun sens. Elle se sentait perdue au coeur de cette immensité, elle était perdue en elle-même. Elle ne savait plus quoi faire et ses certitudes d'il y a quelques secondes s'étaient évanouies avec tout le reste. Lorsque le barman posa son regard sur le visage inondé de Lena, il lui proposa de venir dormir chez lui. La jeune fille ne savait pas quoi penser, elle était incapable de remettre ses idées en place et à présent, toute proposition était la bienvenue. N'importe qui aurait fait d'elle ce qu'il voulait. Lorsqu'on n'est plus sûr de rien, on a aucune raison de refuser ce qui pourrait nous faire bouger de notre situation de flottement total. La jeune fille regarda Andrew à nouveau de son regard vide et perdu, et acquiesça. Qu'est-ce qu'elle pouvait faire d'autre que suivre un inconnu chez lui. Elle n'avait plus rien.